N°40 LA MONTAGNE MAGIQUE
de Thomas Mann (1924)
Le numéro 40 n'est toujours pas moi, mais l'Allemand Thomas Mann (1875-1955), l'auteur de La Mort à Veniseà laquelle nos sondés ont préféré La Montagne magique (un livre pourtant beaucoup plus épais), peut-être parce que ce livre a valu à son auteur le Prix Nobel de Littérature 5 ans après sa publication, en 1929.
L'intrigue de La Montagne magique ressemble un peu à celle de La Mort à Venise (parue 12 ans auparavant) : dans les deux cas, ce sont des gens en voyage qui se retrouvent confrontés à eux-mêmes, face à face avec la vérité et qui disent adieu au XIXe siècle. Que c'est beau, j'ai envie de pleurer car aujourd'hui nous disons adieu au XXe siècle. Écrit entre 1912 et 1923, Der Zauberberg est le chef-d'œuvre de la littérature de Weimar, l'Allemagne d'avant- Hitler, démocratique et cultivée; a posteriori, on ne peut pas l'ouvrir sans songer au cataclysme qu'il ne cesse d'annoncer entre les lignes. Thomas Mann, pour le monde entier, incarne l'anti-Hitler.
Hans Castorp, un jeune Allemand, rend visite à son cousin dans un sanatorium de Davos (DEJA ? Oui, Davos, la fameuse station de sports d'hiver suisse était déjà le lieu de rendez-vous des maîtres du monde; cela fait longtemps que les grands capitalistes aiment à s'y rassembler). Hans devait y rester 3 semaines mais finalement il demeurera là-bas 7 ans, jusqu'à la guerre de 14. Pourquoi ? Est-il tombé malade lui aussi? N'a-t-il strictement rien de mieux à faire ? Aurait-il perdu la boule par hasard ? Non, simplement ce bourgeois de Hambourg — donc ce hamburger — qui se retrouve dans la montagne est frappé par l'immensité de ses paysages, il fuit la vie moderne pour redécouvrir un rythme plus naturel, lit des livres, ouvre les yeux, refait le monde avec les clients de cette pension, tombe amoureux d'une des malades (Mme Chauchat), enfin bref, il vit, quoi, bon sang, vivre, ce geste qu'on a tendance à oublier si vite... « Tiens-toi tranquille et laisse pendre ta tête, puisqu'elle est si lourde. Le mur est bon, les poutres sont en bois, une certaine chaleur semble même s'en dégager, pour autant qu'il peut, ici, être question de chaleur; une discrète chaleur naturelle ; peut-être n'est-ce que de l'imagination, peut-être est-ce subjectif... Ah! tous ces arbres! Oh! Ce vivant climat des hommes vivants! Quel parfum!... »
Il est assez amusant de voir que des milliers de romans du XXe siècle ont cherché constamment à fuir la civilisation. Comme si la littérature était le dernier lieu de résistance contre le progrès technique et industriel. Il n'y a pas que Thomas Mann (qui a fui également le nazisme en 1933) : il y a aussi son contemporain Hermann Hesse, il y a Kerouac et tous les travel-writers — quand c'est réussi cela donne Au-dessous du volcan de Malcolm Lowry, quand c'est raté L'Alchimiste de Paulo Coelho. Thomas Mann a crié, en 1924, La Montagne magique dans la vallée du temps, et l'écho s'en est répété jusqu'à nos jours... Jusqu'à La Montagne de l'âme de notre Chinois national, le Prix Nobel de Littérature 2000 : Gao Xingjian! (Au fond, décrocher le Nobel n'est pas très sorcier : il suffit de mettre le mot « Montagne » dans le titre de votre bouquin.)
Roman d'apprentissage mais aussi symphonie wagnérienne, la Montagne de Thomas Mann n'est pas seulement magique, elle est hypnotique, voire somnifère : un envoûtement que Stanley Kubrick a très bien montré dans son film Shining (en gros, tout écrivain isolé sur une montagne finit complètement dingue). Milan Kundera dans ses Testaments trahis parle du « ton souriant et sublimement ennuyeux de Thomas Mann », et même si ce n'est pas très gentil, il y a là un fond de vérité. Je rappelle que les deux sœurs de Thomas Mann, ainsi que deux de ses fils, Klaus et Michael, se suicidèrent. Et que moi-même je ne me sens pas très bien.